« L'optimisme de Matisse, c'est le cadeau qu'il fait à notre monde malade,
l'exemple à ceux-là donné qui se complaisent dans le tourment. »

Louis Aragon

 

Dès sa jeunesse, Henri Matisse fait preuve d'audace et de persévérance. Né au Cateau-Cambrésis dans le Nord en Décembre 1869, destiné à devenir clerc de notaire, c'est au cours d'une longue convalescence qu'il commence à peindre et qu'il découvre sa passion : « (...) Pour moi c'était le Paradis trouvé dans lequel j'étais tout à fait libre, seul, tranquille, confiant tandis que j'étais toujours un peu anxieux, ennuyé et inquiet dans les différentes choses qu'on me faisait faire » 1.

Malgré l'objection de son père, Henri Matisse part à Paris pour s'inscrire à l'Académie Julian et dans l'espoir d'intégrer l'école des beaux-arts. Son échec au concours d'entrée ne le fera pas renoncer et l'incitera à trouver d'autres chemins de traverse, vers sa destinée, celle d'être l'un des artistes les plus importants du 20ème siècle. Admis officieusement dans l'atelier de Gustave Moreau, il s'inscrit également aux cours du soir des Arts Déco où il fréquente Albert Marquet avec lequel il capturera les scènes urbaines de la capitale, les fiacres et les passants. Le dessin lui a permis d'expérimenter et de s'émanciper de ses pairs, à l'image de ce que Matisse sera toute sa vie durant, un homme pugnace et optimiste, faisant fi des échecs et des aléas. Ses débuts témoignent d'une capacité iconoclaste à casser les codes d'une formation somme toutes assez traditionnelle, ce que Gustave Moreau décèlera en lui affirmant : « Vous allez simplifier la peinture » 2.

Cette quête de simplification, tant esthétique que philosophique, est avant tout une recherche d'universalisme auquel il accèdera à la fin de sa vie avec la Chapelle de Vence : « Cette chapelle est pour moi l'aboutissement de toute une vie de travail pour lequel j'ai été choisi par le destin sur la fin de ma route, que je continue selon mes recherches, la chapelle me donnant l'occasion de les fixer en les réunissant. »3.

 

Henri Matisse à Beauvezer, 1935
© Photo : Archives Henri Matisse. (c) D.R.

Début 1900

En 1898, deux voyages seront fondamentaux pour la suite de son cheminement artistique : Londres où il se délecte des œuvres de William Turner puis Toulouse et la Corse où il découvre la lumière du Sud. Après un bref retour dans le Nord, c'est au début du siècle suivant que son art va connaître un véritable tournant. Sa pratique de l'aquarelle sur le motif et sa rencontre avec Paul Signac en 1904 lui permettront de s'affranchir de l'usage traditionnel de la couleur pour aboutir à l'invention du Fauvisme lors de l'été 1905 passé à Collioure avec André Derain. En 1906, il achète son premier masque africain et fait découvrir cet art à Picasso. La même année, il se rend en Algérie où l'expérience du désert le bouleverse et lui donne « une envie de peindre à tout déchirer »4.

Ainsi, tout à la fois porté par ses inventions colorées et ses récentes inspirations, il s'engage dans une intense période créatrice avec la commande des deux panneaux décoratifs pour le collectionneur russe Chtchoukine, La Danse et La Musique vers 1909-1910. La magistrale série des intérieurs symphoniques, notamment L'Intérieur aux aubergines de 1911, sera l'apogée de cette décennie au cours de laquelle il découvrira également l'art musulman et l'Espagne. Prompt à poursuivre son ouverture au monde, les séjours au Maroc en 1912 et 1913 parachèvent son irrésistible attrait pour l'Orient.

Au fur et à mesure de ses voyages, Matisse se constitue une collection d'objets, meubles et tissus qu'il intégrera dans ses œuvres : « L'objet est un acteur : un bon acteur peut jouer dans dix pièces différentes, un objet peut jouer dans dix tableaux différents, un rôle différent5 Ce métissage des sources, enrichi au fil des voyages, nourrit sa réflexion plastique et l'iconographie de ses œuvres. Abordant les notions de décoratif, Matisse s'éloigne de toute exactitude - qui n'est pas la vérité assène-t-il - et cherche la synthèse de la forme au plus juste de son émotion. En 1916, Matisse réalise deux œuvres majeures de très grandes dimensions : Les Marocains et Femmes à la Rivière et passera les années de guerre entre Issy-Les-Moulineaux et Paris.

 

Henri Matisse à l'œuvre, 1947, par Ina Bandy
© Photo : Archives Henri Matisse. (c) D.R.

Les années 20

Les résultats de ses recherches lui donnent le vertige et le poussent à se rendre à Nice fin Octobre 1917 pour s'y installer définitivement au début des années 1920. En quittant l'atelier d'Issy-les-Moulineaux, il s'invente à Nice un univers dédié à ce qui deviendra son obsession pendant une dizaine d'années : les Odalisques où les modèles se prêtent au jeu de l'accessoirisation. De sa région natale, Matisse se souvient des tissus flamboyants pour créer des intérieurs avec une abondance de matières et de motifs. Grisé par les variations infinies de son sujet, il va multiplier les scènes d'intérieur, peignant, dessinant, sculptant des jeunes femmes nues ou qu'il habille de vêtements rapportés du Maroc. En 1920, il réalise pour Diaghilev les décors et les costumes du ballet Le Chant du rossignol, première expérience décorative hors de la surface plane du tableau.

 

Henri Matisse à Beauvezer, 1935
© Photo : Archives Henri Matisse. (c) D.R.

Les années 30

À la fin des années 1920, toujours plus exigeant envers lui-même et désirant une nouvelle fois se renouveler, il part pour Tahiti en 1930, à la découverte d'un autre espace et d'une autre lumière. Dans un premier temps, ce n'est pas la destination en elle-même qui le bouleverse mais la traversée de l'Atlantique en bateau du Havre à New York puis celle des États-Unis en voiture et en train, d'Est en Ouest, pour rejoindre San Francisco et y embarquer vers Tahiti. 6 Ce périple métamorphose radicalement sa perception de l'espace et lui fait prendre conscience d'une autre échelle, de la possibilité d'une autre vision. « Immense, immense, si j'avais trente ans, c'est ici que je viendrais travailler. » 7 La ville de New York le fascine totalement, comme une confirmation de ses nouvelles recherches linéaires entreprises peu avant son départ. « Si je n'avais pas l'habitude de suivre mes décisions jusqu'au bout, je n'irais pas plus loin que New York, tellement je trouve qu'ici c'est un nouveau monde : c'est grand et majestueux comme la mer – et en plus on sent l'effort humain. » 8

Après un voyage de huit jours en bateau, Matisse découvre Tahiti, engrangeant des souvenirs et des sensations qui ressurgiront concrètement dans son art une dizaine d'années plus tard. Il y nage dans les lagons et découvre la faune et la flore, émerveillé par les couleurs et les formes que la nature offre à portée de main. A son retour, au cours des années 1930, il va alterner commandes décoratives et conception de livres. La composition La Danse pour le docteur Barnes à Merion (Etats-Unis) et l'illustration des Poésies de Mallarmé témoigneront de son traitement audacieux de l'espace et de sa propension à aller vers toujours plus de simplicité graphique et formelle. Après la livraison de la commande des panneaux de La Danse de Barnes, sa rencontre en 1934 avec Lydia Delectorskaya permet à Matisse de renouer avec la peinture de chevalet. Dès 1935, Lydia incarne la femme dans toute sa splendeur et se transforme au gré de l'inspiration de Matisse qui en fait son modèle privilégié jusqu'en 1939. Des œuvres majeures voient le jour (Le Rêve, Le Nu rose). Son environnement proche est le support de son imagination, l'atelier devient l'objet de toutes ses attentions. Matisse porte un regard universel sur le monde en donnant à voir l'immédiateté de son quotidien.

 

Panneaux de la céramique « La Gerbe », chez Robert Rosolen, Villa Terron, Nice.
© Photo : Archives Henri Matisse. (c) D.R.

Début des années 40

En janvier 1941, Matisse subit une grave opération à Lyon. Il revient à Nice en mai de la même année et se consacre principalement au dessin. Porté par son indéfectible optimisme, il considère être entré dans sa seconde vie. 9 Il expérimente de nouvelles techniques et s'engage dans de nouveaux projets d'illustration de livres. Il réalise de nombreux portraits où l'extrême simplicité des lignes suggère à la fois le contour et le modelé : « Il suffit d'un signe pour évoquer un visage, il n'est nul besoin d'imposer aux gens des yeux, une bouche... Il faut laisser le champ libre à la rêverie du spectateur. » 10

En 1943, il se laisse convaincre par Tériade pour réaliser le livre Jazz. Grâce à Jazz, Matisse confère à la technique des papiers gouachés et découpés une réelle autonomie. Si Matisse est quelque peu déçu par le résultat imprimé, il a le sentiment juvénile d'être parvenu à un équilibre jouissif entre la ligne, la couleur et le volume : « Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe du sculpteur. Ce livre a été conçu dans cet esprit. » 11 Sensation d'autant plus jouissive que Matisse a combiné toute sa vie durant les techniques et différents moyens d'expression - le dessin, la peinture et la sculpture - exposant régulièrement sa sculpture avec ses dessins et ses toiles et représentant ses propres œuvres sculptées dans ses tableaux. 12

Fin des années 40

Il alterne également les rapports d'échelle, de l'espace de la feuille au monumental auquel il accède en 1946 avec les panneaux Océanie Le Ciel – Océanie La mer réalisés sur les murs de son appartement parisien d'après ses souvenirs de Tahiti : « Les choses qu'on acquiert consciemment nous permettent de nous exprimer inconsciemment avec une certaine richesse. D'autre part, l'enrichissement inconscient de l'artiste est fait de tout ce qu'il voit et qu'il traduit picturalement sans y penser. Un acacia de Vésubie, son mouvement, sa grâce svelte, m'a peut-être amené à concevoir le corps d'une femme qui danse ». 13 Cette volonté de créer un autre espace l'amènera de 1946 à 1951 au projet de la Chapelle de Vence où il se fait tout à la fois architecte, artiste et designer. Plus Matisse se sent prisonnier de son corps affaibli avec l'âge, plus il trouve les moyens de s'en libérer par l'imagination. Ses immenses compositions murales de papiers découpés des dernières années témoignent de cette capacité de renouvellement qu'il cultivera toute sa vie.

Jusqu'à sa mort en 1954, il fera preuve d'audace, d'optimisme et d'exigence, autant de qualités qui l'amèneront à toujours penser en homme de son temps, ouvert au monde et tourné vers le futur : « Cette technique des papiers découpés me porte littéralement à une très haute passion de peindre, car en me renouvelant entièrement, je crois avoir trouvé là un des points principaux d'aspiration et de fixation plastiques de notre époque. En créant ces papiers découpés et colorés, il me semble que je vais avec bonheur au-devant de ce qui s'annonce. Jamais, je crois, je n'ai eu autant d'équilibre qu'en réalisant ces papiers découpés. Mais je sais que c'est bien plus tard qu'on se rendra compte combien ce que je fais aujourd'hui était en accord avec le futur. » 14


1 Conversation avec Pierre Courthion, 1941, Archives Henri Matisse, Issy-les-Moulineaux, cité in Anne Théry, Henri Matisse, une biographie critique, Cat.exp. Matisse comme un roman, sous la direction d'Aurélie Verdier, Mnam, 2020, page 270.
2 Henri Matisse, entretien avec Jacques Guenne, L'art Vivant, n°18, 15 septembre 1925, in Ecrits et propos sur l'art, Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, page 81 (EPA).
3 EPA, op. cit. page 259
4 Lettre à Henri Manguin, non datée, citée dans Rémi Labrusse, « Matisse, Byzance et la notion d'Orient », thèse de doctorat, Paris, Université Paris 1, 1996, page 428 ; citée in Anne Théry, op. cit. page 278
5 EPA, op. cit. page 247
6 Pour une étude précise de ce voyage cf. Jack Flam, Histoire et métamorphoses d'un projet, in cat. exp. Autour d'un chef d'œuvre de Matisse, les trois versions de la danse Barnes, 1993-1994. Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.
7 Lettre du 10 mars 1930 cité par Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1994, page 607.
8 Pierre Schneider, op. cit. page 606.
9 EPA, op. cit. Page 277 : Henri Matisse écrit à Marquet en 1942 : « il me semble être dans une seconde vie ».
10 Propos d'Henri Matisse à Paule Martin à propos des panneaux de la Chapelle de Vence, rapportés dans « il moi maestro Henri Matisse », La Biennale di Venezia, n°26, décembre 1955. EPA, op.cit. p.274
11 EPA, page 237
12 Cf. article d'Ellen McBreen sur la sculpture in Tout Matisse, sous la direction de Claudine Grammont, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2018
13 EPA page 126
14 EPA page 251