Intérieur aux aubergines (1911)
Avec Intérieur aux aubergines, chef-d’œuvre d’équilibre des formes et des couleurs peint en 1911, Henri Matisse explore la capacité de la couleur à modeler l’espace. Là où les tons clairs surgissent vers l’œil du spectateur, les couleurs sombres du tableau semblent plonger dans les profondeurs de la toile.
Contexte historique de l’œuvre
C’est dans un contexte d’effervescence créative, stimulée par des commandes de première importance dont L’Atelier rose et La Famille du peintre pour Sergueï Chtchoukine (homme d’affaire russe et grand collectionneur d’art moderne), qu’Henri Matisse s’est installé à Collioure de la fin du mois d’août jusqu’à la mi-octobre 1911 : retrouvailles avec un lieu fondateur pour le peintre, témoin des débuts du fauvisme six ans plus tôt, et retraite essentielle pour achever, comme il l’écrit en septembre 1911 dans une lettre à Ivan Morosov, « un travail décoratif important ».
Intérieur aux aubergines deviendra ainsi le troisième tableau de la séquence des grands intérieurs « symphoniques ».
Henri Matisse, Intérieur aux aubergines (1911), Musée de Grenoble © Succession H. Matisse.
Un chef-d’œuvre décoratif
Intérieur aux aubergines marque un pas supplémentaire d’Henri Matisse dans l’élaboration de sa propre définition du « décoratif ».
L’effet all-over, obtenu par l’agencement de divers motifs ornementaux comme le paravent, le papier-peint, la nappe ou le rideau, est accentué par le motif semis-floral aux formes de clématites, qui couvre toute la surface du tableau. Seule une lecture approfondie de l’œuvre permet d’en comprendre la complexité, qui est, dans un premier temps, engorgée par son caractère décoratif et sa profusion.
« L’œuvre la plus radicalement décorative qu’il ait jamais peinte » (Fourcade, essai, 1974).
Un jeu dimensionnel
L’emploi de la détrempe, technique dominante avant l’apparition de la peinture à l’huile, permettant une grande finesse et demandant une préparation soigneuse et délicate, produit ici un effet très mat et sans texture, qui accentue l’impression de planéité du tableau.
Bien que l’espace pensé par Matisse soit complexe et saturé, l’emboîtement des différents éléments dans la surface est maîtrisé, presque radical. Le passage d’une représentation tridimensionnelle à la radicalité bidimensionnelle de la surface de l’œuvre est magistralement effectué par le peintre, qui renouvelle ainsi la notion même de tableau. Avec cette œuvre, Matisse parvient au tour de force de substituer l’espace décoratif à l’espace illusionniste qui dominait la peinture occidentale depuis plusieurs siècles.
De l’illusionnisme au décoratif
L’un des éléments clés du passage de l’illusionnisme au décoratif réside dans l’utilisation d’écrans superposés qui suggèrent l’idée de profondeur. Ces écrans se succèdent en désignant à chaque fois une réalité bien distincte, qui fournit au spectateur des possibilités de regards différents : l’oblique de la cheminée sur la gauche, le reflet du miroir et, au-dessus, les cadres vides, la table devant le paravent lui-même devant la porte ouverte sur la terrasse, à droite la fenêtre ouverte et, tout autour, le sol et le mur en une seule et même surface parsemée du motif des pétales de fleurs.
Acquisition par la famille Stein
Le tableau est acquis en octobre 1911 par Sarah et Michael Stein, d’importants collectionneurs d’art moderne mécènes d’Henri Matisse et de Picasso, juste avant le départ de Matisse pour Moscou. La toile sera accrochée dans leur appartement de la rue Madame, régulièrement fréquenté par les plus fervents admirateurs du peintre. L’installation de cette toile de grande ampleur à Paris permit à Matisse d’affirmer magistralement sa singularité au sein des avant-gardes, à une époque où ses anciens amis fauves évoluaient vers le cubisme ou se repliaient sur une peinture plus timidement postimpressionniste.
Malheureusement, pendant la guerre, les Stein doivent se séparer des grandes pièces de leur collection en vue d’un retour aux États-Unis. Matisse leur fit une offre pour le tableau à la fin de 1916, et le leur racheta finalement en novembre 1917 au prix initial.
Don de l’œuvre au musée de Grenoble
Matisse fit don du tableau en 1922 au musée de Grenoble où Andry-Farcy, conservateur du musée de 1919 à 1949, commençait à rassembler une importante collection d’art moderne.
Extrêmement fragile du fait de la technique de la détrempe, cette œuvre ne voyagera presque jamais. On la vit toutefois à Paris lors de la grande rétrospective de 1993, ainsi que dans le cadre de l’exposition « Matisse, comme un roman » organisée par le Centre Pompidou en 2020.
Une source d’inspiration inépuisable
Intérieur aux aubergines a été choisie pour devenir l’inspiration de notre collection homonyme, imaginée en collaboration avec Cristina Celestino. Œuvre particulièrement décorative, elle fait parfaitement écho à la pratique de la designer italienne et à l’expression de son univers décoratif.
De cette collaboration naissent plusieurs pièces de mobiliers, d’accessoires et de textiles aux motifs et aux formes affirmés.
L’interprétation subtile de l’œuvre par Cristina Celestino donne ainsi lieu à des pièces de caractères aux dimensions esthétiques fortes.
Elisa Vendramin, illustration pour Maison Matisse