La créativité selon Marta Bakowski
Pourriez-vous vous présenter ?
Je suis designer, coloriste et plasticienne. J’ai monté mon propre studio de design il y a bientôt dix ans et j’y pratique une approche transversale mêlant à la fois mon éducation industrielle et artistique à des savoir-faire inspirés de l’artisanat. La couleur tient une place centrale dans mon travail.
Qu'est-ce que c'est pour vous la créativité ?
Comment se traduit-elle dans votre travail ?
J’imagine qu’elle se traduit par une utilisation décomplexée de la couleur et des matières. J’aime que mes objets soient à la fois expressifs et évocateurs, qu’ils comportent certains signes qui stimulent l’imaginaire.
Comment faites-vous pour rester créative ? Comment nourrissez-vous votre créativité ?
En dehors de la routine des expositions, des voyages et des visites en tout genre j’essaye aussi de garder un œil ouvert sur le quotidien, l’ordinaire, ou plutôt l’« Infra-ordinaire » pour reprendre le terme de Georges Perec. Dans les petites choses il y a souvent de quoi faire des étincelles. Une rencontre, une conversation anodine, une ombre graphique sur un mur, un geste, une couleur à un moment précis de la journée. J’essaye d’y rester attentive.
Il y a aussi un ingrédient dont on ne parle pas souvent, c’est l’ennui. Il est de plus en plus rare dans nos vies hyperactives. Pourtant ces temps de pause sont nécessaires. Ils permettent de digérer l’information et encouragent la sérendipité. Je ne le pratique pas assez et je réfléchis souvent à comment le réintroduire dans mon quotidien.
Vous avez collaboré avec Maison Matisse sur la création de sa toute première collection (La Musique) : comment avez-vous abordé ce projet ? Quel a été votre processus créatif ?
De cette collaboration il me reste un souvenir assez vif de mon atelier : un joyeux bazar de catalogues ouverts sur les œuvres de Matisse, de palettes de feuilles gouachés, de formes en bois tourné et de morceaux de terre glaise étalés sur le bureau. Et en fond sonore, cet enregistrement d’un entretien avec l’artiste trouvé sur le site de l’INA, avec la voix d’Henri Matisse qui conte son processus de création.
Pour ce projet j’ai éprouvé un très fort besoin de m’imprégner non seulement de son œuvre mais aussi d’un état d’esprit. J’éprouvais la nécessité de comprendre sa manière de voir et d’appréhender le monde. J’ai passé un long moment à décortiquer le tableau « La Musique », à l’origine de la collection, et j’ai fini par isoler chaque élément pour le considérer séparément. Cela m’a permis de créer une sorte d’inventaire de formes et de couleurs qui allaient devenir une palette dans laquelle j’allais pouvoir puiser et m’approprier les éléments afin d’imaginer mes propres compositions pour les décors.
Les silhouettes des objets ont quant à elles été directement « découpées » dans la toile : la guitare est devenue une bouteille, le buste de la femme bleue a prêté ses formes à la cruche. Les assiettes et grands plats ont découlé de ce travail et ont été dessinés avec un format généreux permettant aux décors et couleurs de pleinement s’exprimer. Je souhaitais que le travail de traduction en céramique soit fidèle aux techniques picturales du peintre, que la trace du coup de pinceau soit lisible dans l’engobe, que les manques et les vides soient assumés, qu’on devine des courbes griffées dans la matière. Ce que la manufacture a réussi à faire avec brio !
Quels ont été les enjeux les plus importants ? Par quoi avez-vous été inspirée ?
L’enjeu le plus important dans ce projet était de ne pas tomber dans le pastiche, de réussir à faire un vrai travail de réinterprétation dans lequel je pouvais laisser exprimer mon propre langage sans dénaturer celui du peintre. Après ce long temps d’immersion et d’étude picturale j’ai fini par trouver un dénominateur commun entre la pratique de Matisse et celle du design : le travail synthèse.
La toile La Musique (1939) portait en elle quelque chose de délicieusement enfantin, que ce soit dans la candeur des traits et des formes, les courbes en opposition à la composition rectiligne, la simplicité des motifs et le choix de couleurs élémentaires. C’est cette approche en apparence primitive qui m’a le plus parlé, car on y ressent cette tentative d’aller vers l’essentiel. Un procédé qui a fait écho avec ma pratique. La palette m’a séduite par son insolence. Les couleurs sont à la fois dissonantes et complémentaires, douces et explosives. C’était un terrain de jeu fantastique !
Quelle matière préférez-vous travailler ? Quels sont vos matériaux favoris pour vos créations ?
Je n’ai pas de matériau de prédilection. Chaque matière, aussi simple et commune soit-elle, peut devenir surprenante selon la manière dont on l’aborde et la travaille. Parfois le simple fait de décontextualiser la matière suffit à lui donner un tout autre langage, cela ouvre un champ fascinant à l’innovation. Les matières qui m’offrent la possibilité de travailler la couleur sont peut-être celles vers lesquelles je vais tendre le plus naturellement. Les fils et le textile reviennent souvent dans mon travail, mais aussi les matériaux composites. Si un matériau m’agace ou me dérange c’est en général bon signe pour moi. Cela veut dire qu’il a un potentiel de transformation et je vais avoir envie de l’expérimenter.
Quelle pièce de Maison Matisse évoque pour vous le plus la créativité ? / Quelle est votre pièce préférée ?
Toutes sont créatives à leur manière. Difficile de ne pas l’être avec un sujet aussi riche que l’œuvre de Matisse ! La collection en édition limitée est sans doute la plus libérée. J’aime beaucoup l’interprétation hyper-futuriste d’Alessandro Mendini, en particulier « Lucente », ce vase à l’allure de bolide subaquatique dont la découpe sinueuse au niveau de la tranche lui apporte finesse et féminité. Le papier peint textile « Belle épine » vert de Cristina Celestino est très beau. J’aime ses tons sourds, néanmoins chaleureux et la rythmique de son motif. On y retrouve l’esprit d'Intérieur aux Aubergines (1911) et le clin d’œil à l’utilisation du textile chez Matisse. Et probablement sans aucune objectivité, mais avec un peu de recul quand même, je suis très heureuse du résultat de notre collaboration, en particulier avec le trio de bouteilles « La Musique » et les plats « Sol » et « Harmonie ». Ces pièces ont une belle présence et ponctuent la pièce de manière joyeuse.